Alors on se retrouve à parler à des gens auxquels on n’aurait jamais parlé.

Une voisine qui vous appelle pour savoir si par hasard, il n’y aurait pas un petit bout de marché sur la place, vous qui sortez avec la chienne, vous avez peut-être vu un stand ?

Non mais promis, si je vois ne serait-ce qu’un forain, je vous envoie un texto ! Vous lisez bien vos textos ?

On se retrouve à envoyer un mail avec des photos de sa chienne au couple du troisième qu’on ne croise plus parce qu’ils ne mettent plus le nez dehors. La dame n’accueille plus Jodie à bras ouverts en s’esclaffant Comment elle va ma petite chérie ? tout en se retournant vers moi l’oeil moqueur en ajoutant C‘est pas à vous que j’parle hein !

Eh non, madame B., je sais bien ! Mais je ne vous en veux pas !

Et puis on sort la chienne à 15h30 pour la deuxième fois seulement de la journée ! On va peut-être bien réussir à lui « carotter » une promenade aujourd’hui !

Mais en contrepartie, on la laisse gambader à la recherche d’un hypothétique lézard dans la pelouse, place du Temple, une place habituellement noire de monde au moindre rayon de soleil.

Une place qui résonne du bruit des verres qui s’entrechoquent et des rires des amis réunis.

Une place qu’on voudrait extensible parce que justement il n’y a jamais assez de place pour tout le monde.

Sauf qu’aujourd’hui, la place est vide et silencieuse.

Et puis on voit un petit bout de bonne femme, toute emmitouflée dans son manteau noir, avec un foulard bien serré sur la tête alors qu’il fait plus de 20° et on interrompt sa conversation téléphonique parce qu’on sent bien qu’elle a envie (besoin ?) de causer la dame…

Parce qu’elle aurait pu s’asseoir n’importe où mais elle s’est assise à deux mètres de vous.

Oh la la, ça fait 10 jours que j’ai pas mis le nez dehors. J’en pouvais plus. Alors je suis descendue me mettre un peu au soleil. On m’a dit qu’y fallait pas mais j’habite à côté, je suis descendue en pantoufles ! Voyez, vot’chienne elle y sent que j’aime les bêtes. regardez comme elle vient vers moi !

On n’ose pas lui répondre que la chienne, elle va vers tout le monde ! Et qu’il est recommandé de ne pas trop la caresser parce qu’on ne sait pas bien, certains affirment que le virus peut rester sur les poils quelques temps… Mais on n’a pas le coeur de lui refuser ce petit moment de tendresse.

Et on sourit en voyant les pantoufles rouges.

Elle vous raconte sa petite chienne qu’elle a gardé 18 ans et demi ! Vous vous rendez compte ?

Oui oui madame je me rends compte !

C’était celle que personne ne voulait parce qu’elle avait une patte qui marchait pas alors elle claudiquait. Elle pesait rien parce que les autres chiots la laissaient pas s’approcher de la gamelle. Mais moi j’ai dit « c’est elle que j’veux ! Et après elle pesait 5 kilos, vous imaginez ?

Oui oui madame, j’imagine.

On tente de lui dire que vous savez, vous avez le droit de sortir un petit moment pour prendre le soleil, faut juste faire bien attention ! Quand vous sortez, évitez de toucher au maximum tout ce qui est commun dans votre immeuble : les poignées, les interrupteurs, les interphones ! Et puis mettez plutôt des chaussures même si vous arrivez du bout de la rue. C’est mieux de garder vos pantoufles propres pour chez vous ! Vous avez du gel ?

Non, elle n’a pas de gel mais elle se lave les mains au moins 10 fois par jour en ce moment.

On insiste un peu mais pas trop. Le gel c’est pour quand vous êtes dehors avant de rentrer et de vous lavez les mains. Au cas où vous vous touchiez le visage…

Elle vous répond qu’il n’y a pas de raison qu’elle se touche le visage, tout en remontant ses lunettes sur son nez.

Et elle conclut avec le fameux de toutes façons je suis vieille et je suis fataliste, y’arrivera ce qui arrivera !

On tente un oui mais c’est aussi pour les autres. Si vous êtes porteur du virus et que vous touchez quelque chose et que ça contamine quelqu’un.

Ah oui, j’avais pas pensé à ça.

Mais justement, faut penser à ça madame !

On n’ose même pas lui parler de l’attestation. C’est pas le plus important. On espère juste qu’elle va faire un peu plus attention à elle et aux autres.

Un petit garçon arrive pour faire du vélo autour du temple sous l’oeil attentif de son père.

Un couple s’assoit pas loin.

On va finir par être trop nombreux.

Allez Jodie, ça suffit, on rentre !

C’est fini la promenade ? On se recroisera sûrement un de ces moments, si je ressors !

Oui sûrement ! Mais ne m’en voulez pas madame, la place sera peut-être à nouveau noire de monde… Et je ne vous verrai peut-être pas.

Je vais bien.

Et j’espère de tout coeur que (ma nouvelle copine) et vous aussi.